mercredi 22 février 2017

Turquie: la dérive autoritaire

Un éditorial de Courrier international.

Dessin de Joep Bertrams

 Le régime d’Erdogan vu par Cumhuriyet, le dernier journal d’opposition turc

De la difficulté de n’être pas un “média pingouin”

On me demande d’expliquer aux lecteurs de Courrier international la situation des médias en Turquie et de parler du journalisme sous l’État d’urgence. La tâche est ardue. 
Ce dont je parle sonnera familier aux oreilles de Coréens du Nord ou de Chiliens ayant connu l’époque de Pinochet, mais je crains que ce ne soit plus difficile à saisir pour un Européen. Essayons néanmoins. 
Il est devenu commun, en Turquie et de par le monde, de voir des États ou de grands groupes commerciaux s’attacher les services de “journalistes” qui consentent à se mettre aux ordres en traitant des sujets de commande. 
Mais ce procédé revient à courir derrière chaque moustique dans l’espoir d’éradiquer le paludisme. En Turquie, le pouvoir d’Erdogan a trouvé un moyen bien plus efficace : le rachat pur et simple des journaux et des télévisions. 
2600 journalistes ont perdu leur emploi en Turquie 
Les grandes entreprises du BTP, enrichies par le biais des marchés publics, ont mis la main sur les médias indépendants pour les transformer en outils de propagande. Ces médias se sont fait une spécialité de diffuser analyses et informations mensongères et tendancieuses en tous genres. 
Les journalistes ayant dénoncé cette reprise en main des médias ont été mis à la porte. Depuis trois ans, on compte quelque 2 600 journalistes qui ont perdu leur emploi en Turquie. Les médias et les groupes de presse qui n’ont pas été rachetés et rappelés à l’ordre ont été réduits à l’impuissance et totalement aseptisés. 
Durant le mouvement de protestation de Gezi en 2013 [s’opposant à la destruction du parc Taksim Gezi], une certaine chaîne d’information a préféré diffuser un documentaire animalier sur les pingouins plutôt que de couvrir les événements. 
Depuis, nous avons affublé ces médias du sobriquet de “médias pingouins”. À l’heure qu’il est, il n’existe tout simplement plus de journaux d’opposition, à l’exception de Cumhuriyet et de deux autres quotidiens au tirage relativement limité : Birgün et Evrensel
La situation est encore pire du côté des médias télévisés. En dehors de quelques web TV en ligne dans l’ensemble peu suivies, la totalité des chaînes de télévision se sont rangées du côté du pouvoir ou ont été mises au pas par ce dernier. 
Les journaux que l’on peut qualifier de prokurdes ont été saisis, les chaînes de télévision interdites de diffusion. Il ne reste plus qu’un immense désert médiatique. 
Seuls demeurent quelques sites d’information qui ont su résister jusqu’à aujourd’hui, mais pour combien de temps encore ? 
Même dans la presse restée libre, il est devenu très difficile d’exercer notre métier de journaliste. Depuis que le pays est placé sous état d’urgence, c’est même pratiquement une tâche impossible. 
À force d’autocensure, nous sommes devenus de véritables acrobates de la plume, pesant le moindre de nos mots pour éviter de nous retrouver traduits en justice et emprisonnés. Certains d’entre eux nous sont devenus experts dans cet art. Les autres sont en procès ou derrière les barreaux. 
Nous continuerons d’assurer la parution du journal ! 
Je souhaite profiter de cette occasion pour toucher quelques mots de notre journal. Cumhuriyet est le plus vieux journal de Turquie, aussi vieux que la République dont il porte le nom. Il est reconnu comme une référence et son influence dépasse très largement le nombre d’exemplaires qu’il écoule chaque jour. 
Cumhuriyet a toujours porté haut les couleurs de la démocratie, de la laïcité, de la liberté de conscience et d’organisation. Voilà pourquoi les islamistes politiques actuellement au pouvoir souhaitent tant nous faire taire. 
À l’heure qu’il est, onze journalistes indispensables au fonctionnement administratif et rédactionnel du journal sont actuellement détenus sans que nous sachions quand ils seront libérés ou même quand ils seront jugés devant un tribunal. 
Nos compagnons sont sous les verrous, mais nous continuons d’assurer la parution du journal sans dévier d’un pouce de notre ligne éditoriale. Que Cumhuriyet fasse l’objet de nouvelles attaques dans les jours qui viennent et nous en serons les derniers surpris. 
Aydin Engin
Aydin Engin a été arrêté, puis relâché sous liberté surveillée avec interdiction de quitter le territoire. 

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