mardi 3 janvier 2017

Charlie Hebdo et la presse satirique en Allemagne

Pierre Pauma sur le site 8e Étage.


Tout le monde en Allemagne connaît Charlie Hebdo. Mais connaissez-vous Eulenspiegel et Titanic ? Deux magazines aux parcours modelés par l’histoire de l’Allemagne d’après-guerre et qui ont conçu une satire différente. Nous leur avons demandé ce qu’ils pensaient de l’humour à la Charlie.




La presse satirique, cette petite boite à meuh un peu enrouée que l’on laisse sur un coin de l’étagère ou dans le porte-journaux des toilettes. Plus d’ailleurs pour le plaisir d’annoncer la couleur à ses invités que pour se « détendre » entre deux poussées sur le saint siège, comme le suggère la publicité de lancement en allemand de Charlie Hebdo.

« Charlie Hebdo, le journal qui détend »


Mais si, justement, le journal français réussissait son pari du décalage culturel et dépoussiérait cet humour cacochyme qui a du mal à survivre à ses baby-boomers de lecteurs, aussi bien en France qu’en Allemagne ? Pour le premier numéro allemand tiré à 200 000 exemplaires, les lecteurs semblaient au rendez-vous.

À 11 heures du matin en ce froid jeudi 1er décembre, la vendeuse du kiosque de la gare de Kehl, qui fait face à Strasbourg de l’autre côté du Rhin, a en tout cas écoulé une bonne partie de son stock en début de matinée.

VW derrière Merkel
-Un nouveau pot d'échappement et il durera quatre ans!

Dehors, des files entières de voiture françaises slaloment entre les barrières de chantier d’une ligne de tram qui permettra de passer de la France à l’Allemagne en quelques minutes. Une manière de rappeler que Charlie Hebdo ne saurait détrôner les best sellers de la ville frontalière allemande : les cigarettes et le schnaps à prix Lidl.

On repart, en plus de Charlie, avec sous le bras deux autres titres allemands qui lui font désormais concurrence, et notre déception de ne pas avoir eu notre scène de kiosque en rupture de stock façon épicerie est-allemande.

Car Charlie Hebdo débarque avec une renommée mondiale qu’il lui faut désormais assumer dans le pré carré de deux magazines bien implantés, Eulenspiegel et Titanic. Deux épopées de la presse satirique qui ont débuté à l’époque des deux Allemagne, chacune d’un côté du rideau de fer.

Titanic brassait du papier à l’ouest, et a gardé son siège à Francfort. Eulenspiegel a vu le jour à Berlin-est, et a dû composer avec un régime pas franchement porté sur l’autodérision. Les deux titres font aujourd’hui jeu égal : 110 000 exemplaires tirés pour Eulenspiegel, 100 000 pour Titanic

Par leur histoire et leur culture, ils ont façonné des conceptions du dessin satirique et de l’humour un poil différentes de celles de Charlie Hebdo.

Certes, le Teuton amateur de célébrités conchiées à coups de sales blagues trouvera son content dans les unes et les photomontages de Titanic. Mais en Allemagne, la satire trash reste le domaine du graphiste et de sa palette photoshop.

Le dessinateur de presse lui, verse dans l’humour plus subtil. C’est en tout cas l’analyse que nous a livrée Walther Fekl, ancien universitaire qui organise régulièrement des expositions de dessins de presse franco-allemandes :

« Sur le dessin politique, la France ose davantage utiliser le sexe et la scatologie comme arme. Même quand l’actualité s’y prête, comme avec les frasques de Berlusconi, les dessinateurs allemands ont du mal à briser le tabou. »


Exemple à l’appui, il se rappelle d’un dessin de Klaus Stuttmann sur le sujet qui, bien que primé, avait fait vivement réagir.

Titanic : le plus proche d’Hara Kiri

Dans ce paysage de la satire sage, Titanic a enfoncé quelques portes en 1979 avec ses unes provocatrices. « Ils ont voulu rompre avec l’humour feutré et ont rencontré un certain succès », reconnaît Walther Fekl.

S’il juge la dose de vitriol de Titanic « homéopathique » comparée aux satiriques français, la publication a eu le mérite de briser certains tabous comme la moquerie sur le physique.

Pas évident quand on remonte le temps de quelques décennies, lorsque même sans le miracle des réseaux sociaux le moindre trait d’esprit mal compris pouvait virer au rappel « des heures sombres de notre histoire » et au procès en antisémitisme.

Pourquoi pas Kohl?


« Titanic a trouvé la brèche en riant des handicapés avec Wolfgang Schaüble. » L’actuel ministre des Finances d’Angela Merkel, qui s’est fait remarquer pour ses mots très durs contre la Grèce de Tsipras, est aussi connu pour avoir survécu à une tentative d’assassinat en 1990, qui l’a tout de même condamné au fauteuil roulant.

Depuis 2013, Titanic s’est trouvé une autre coqueluche en la personne du vice-chancelier et ministre de l’Économie Sigmar Gabriel, dont l’embonpoint n’a d’égal que l’ambition politique. Un humour bête et méchant à la Hara Kiri, dont l’autre point commun est d’affirmer que rien n’est sacré (« Pas même ta propre mère ! » aurait ajouté le cofondateur d’Hara Kiri, François Cavanna). Avec malgré tout comme différence selon Walther Fekl que Titanic n’a « pas forcément une visée politique précise ».



Comme pour la deuxième mouture de Charlie Hebdo, l’histoire de Titanic a commencé avec une porte qui claque. Philippe Val a quitté La Grosse Bertha avec Charb, Cabu et consorts pour ressusciter un Charlie Hebdo calanché depuis 1982, avec les débats que l’on connaît autour de cette nouvelle mouture.

En Allemagne, ce sont Robert Gernhardt, Hans Traxler et d’autres qui quittent le magazine Pardon pour fonder Titanic en 1979. Comme La Grosse Bertha en France, Pardon ne survit pas longtemps à cette sécession.

 Les vidéos d’archives montrent une brochette de chevelus rigolards, heureux de « faire le magazine qui nous plaît et nous ressemble ». Ils se font appeler « la nouvelle école de Francfort », clin d’œil à la ville où ils sont installés et à un courant de sociologie allemand cher aux intellectuels de gauche.

Le magazine annonce très vite la couleur : détournements d’images, parodies de journaux allemands, ton moqueur et trash… Les couvertures plus osées rappellent le Hara Kiri français des années 60.





Le magazine réalise sa une la plus célèbre à la chute du mur de Berlin, avec le personnage de «Zonen-Gaby ». Une allemande de l’Est plus habituée au rationnement qu’à la consommation de masse fait la une en souriant de toutes ses dents, un concombre pelé à la main.

Le magazine titre « Ma première banane ». La Une est culte. « On a presque écoulé tout le stock de magazines, et c’est un de nos best-sellers en poster », reconnaît-on à la permanence berlinoise de Die PARTEI, le parti politique du magazine.

Martin Sonnenborn, profession : fouteur de merde

Car oui, fort de la spécialité qu’il s’est faite de parasiter la vie politique et les médias allemands, Titanic a créé son propre parti ! Parmi ses coups de maître, la provocation d’un « Fifagate », déjà à l’époque. En 2000, le rédacteur en chef du moment, Martin Sonnenborn, envoie des faxes à plusieurs membres du comité exécutif de la FIFA, leur promettant un panier garni s’ils votent pour attribuer l’organisation de la Coupe du Monde 2006 à l’Allemagne.

Le commissaire néo-zélandais, pourtant acquis à la cause du concurrent sud-africain s’abstient, faisant pencher la balance du côté germain. L’histoire ne dit pas si ledit commissaire s’est réellement laissé tenter par le jambon de la forêt noire et l’horloge suisse que promettaient les missives de Titanic, où s’il a été soumis à des pressions extérieures comme il l’a affirmé.

Quoi qu’il en soit, la révélation de la supercherie en 2006 par Titanic fait scandale, la Fédération allemande de football étant prête à réclamer 600 millions de marks de dédommagement au magazine satirique pour le désordre. Ironie de l’histoire : quatre membres du comité d’organisation de cette Coupe du Monde, dont l’ancien champion Franz Beckenbauer, font aujourd’hui l’objet d’une enquête en Suisse pour blanchiment d’argent. Et des soupçons autour de l’achat de voix planent toujours au-dessus du Mondial 2006.

En 2004, Titanic lance ainsi le PARTEI (Parti du travail, de l’État de droit, de la protection des animaux, de la promotion des élites et de l’initiative citoyenne). Rien que ça. Une parodie de parti politique qui se présente à toutes les élections en Allemagne.

En 2014, le PARTEI reçoit suffisamment de voix pour asseoir Martin Sonneborn, ex rédacteur en chef et corrupteur en papier mâché, sur un siège de député européen. L’improbable élu se fait depuis une joie de caricaturer la politique européenne.



Durant un débat sur l’utilisation de la torture par la CIA, le trublion a par exemple demandé si le Tafta prévoyait également le libre-échange de techniques et d’instruments de tortures entre l’Europe et les États-Unis : « Aurons-nous par exemple le droit d’infliger l’écoute forcée de pop allemande à des prisonniers américains ? »

Dans ses chroniques bruxelloises pour Titanic, il épingle régulièrement la propension de ses collègues à profiter des largesses de la « bulle bruxelloise », et notamment des 304 euros de prime non imposables qu’ils empochent pour siéger aux réunions du Parlement européen.

Pas de débarquement imminent en France

Le nouveau rédacteur en chef, Tim Wolff, reste dans la ligne de Sonnenborn. En témoignent les éléments de langage qu’il a réservés aux médias sur l’arrivée de Charlie Hebdo en Allemagne. Trouvant « formidable de voir un journal satirique digne de ce nom venir civiliser l’Allemagne », il engage sa rédaction à soutenir une nouvelle partition de l’Allemagne en quatre secteurs d’occupation afin de mieux « civiliser » le peuple allemand.

Généreux dans l’effort, il en remet une couche pour 8e étage, quand nous lui demandons s’il aimerait voir Titanic ou le PARTEI débarquer en France. L’idée ne l’inspire pas franchement, les humoristes allemands devront passer par Erasmus comme tout le monde :

« Quand l’Allemagne tente d’étendre sa culture à la France, elle a la fâcheuse tendance à en tirer le pire… Les Français feraient mieux de se tourner vers un parti populiste sérieux avec de vraies ambitions. »

La parenthèse déconne close, Tim Wolff reconnaît lui aussi des différences entre le dessin de presse en France et en Allemagne : « La caricature en Allemagne se limite souvent à un commentaire de l’actualité. Il n’y a pas la même brutalité dans le propos que dans les dessins français. Même à Titanic, où les dessinateurs versent dans l’humour, on ne cherche pas forcément à faire de la satire. »

Eulenspiegel : Un canard « enchaîné » par la RDA

Côté est, Eulenspiegel n’a pas franchement eu les mêmes marges de manœuvre que son concurrent Titanic pour verser dans la provoc. Né en 1946, renommé en 1954, le magazine a d’abord servi de faire-valoir au gouvernement est-allemand, constamment critiqué sur sa tendance à jouer du ciseau dans les feuilles qui ne suivaient pas les « recommandations » éditoriales officielles. 

La RDA compte alors un des ratio journaux imprimés par habitant les plus élevés de la planète, et Eulenspiegel tirera jusqu’à 500 000 exemplaires… Curieux paradoxe que celui d’un pays où la presse ne se porte jamais aussi bien financièrement que quand elle est muselée. 

Car malgré la liberté d’expression affichée et un manifeste qui promet à ses lecteurs un « regard aiguisé et incorruptible », le magazine est invité à contrôler ses dérapages et doit slalomer entre les caviardages, quand ce ne sont pas des interdictions pures et simples de parution. 

Huit procédures du parti socialiste est-allemand (SED) contre le journal et un rédacteur en chef licencié plus tard, Eulenspiegel est obligé de faire dans le feutré. La satire et la critique du pouvoir se cachent derrière de subtiles allusions. 

« Mais les Allemands de l’est ont développé un talent pour découvrir le sens caché d’un dessin », estimait la dessinatrice Barbara Henniger, qui sévit toujours dans les pages du magazine. 



En 1980, pour dénoncer l’épuration des cercles d’intellectuels en ex RDA, elle dessine un nain dans ce qu’il reste d’une forêt qui a été rasée. Au milieu de souches d’arbres et avec un morceau de son bonnet coupé à ras du crâne qui gît à ses pieds, le nain s’exclame : « Parfois, il vaut mieux être un nain ».

Et comme le nain (ou le roseau pour les Français), Eulenspiegel a plié sans rompre. Une stratégie différente d’Hara Kiri et de la première version de Charlie Hebdo, crucifiés par une interdiction de publication pour l’un, puis par la faillite pour l’autre. À la réunification des deux Allemagne, le magazine a déjà considérablement réduit son tirage et devient mensuel.

Rédacteur en chef du magazine depuis 2009, Mathias Wedel reconnaît que ses lecteurs les plus fidèles se trouvent encore à l’Est : « L’humour trash et le second degré ne conviennent pas spécialement aux lecteurs de l’est. Titanic ne s’y est jamais vraiment implanté », estime Mathias Wedel, qui a lui-même grandi et travaillé comme journaliste en ex RDA.

Longtemps après la réunification, les différences, les incompréhensions et les querelles entre les deux Allemagne réunifiées ont été un thème récurrent pour le magazine et pour Mathias Wedel : « On a essayé de s’en éloigner vers 2010 en proposant des dessins d’humour qui parlent à tout le monde, mais l’actualité nous a rattrapé. » 

La dernière une du Eulenspiegel remet dans la bouche du Père Noël une des insultes favorites de la « droitosphère » allemande à l’égard des médias et de la classe politique (Lügenfresse : gueule à mensonges), en réponse à un enfant qui jure avoir été sage cette année.


Dans le numéro de décembre 2016, les dessins sur les selfies et Pokémon Go côtoient les articles et les dessins sur Pegida et autres mouvements de droite qui ont émergé principalement à l’est du pays, nourris par une haine des réfugiés, des élites politiques et des médias.

« Les catholiques aiment le cul, les protestants préfèrent les nichons »

Pas de doute, la politique et l’actualité allemandes regorgent de têtes à claques qui feront la joie du Charlie Hebdo allemand. On parle quand même du pays champion de la gruge aux tests d’émission de CO2 des voitures et aux thèses de doctorat, et qui a porté son couple Balkany à lui aux plus hautes fonctions de l’État. 

Le microcosme allemand de la presse satirique se demande tout de même si le lecteur est prêt à payer 4 euros par semaine pour voir ses politiques caricaturés au vitriol, au pinard régurgité et au cassoulet digéré.

La rédaction d’Eulenspiegel a beaucoup parlé de ce numéro. Et comme beaucoup d’Allemands, son rédacteur en chef Mathias Wedel a été surpris par le ton sérieux des articles et du reportage dessiné de Riss dans les pages centrales, à des années-lumière des dessins de Charlie qui ont le don de déclencher des controverses mondiales. 

Pourtant, Charlie Hebdo n’a pas attendu son lancement en Allemagne pour faire autre chose que de la provoc. Depuis longtemps, le journal prétend à autre chose qu’un titre de sale gosse et tient des rubriques d’enquête, d’écologie ou encore d’économie très pointues. Odieux dans le dessin, sage voire sérieux dans le texte. Presque l’opposé d’Eulenspiegel.

Selon Wedel, Angela Merkel est un poil surreprésentée dans ce premier numéro outre-Rhin de Charlie. Et même avec d’autres références sur la politique allemande, il doute que l’humour à la Charlie prenne racine en Allemagne. « Le premier numéro se vendra très bien, mais la suite va être difficile. C’est un humour très différent de celui des Allemands. »

Même son de cloche chez Michael Ringel qui n’a pas l’air d’y croire une seconde. Devant la caméra d’Arte, le responsable de la rubrique satire du quotidien de gauche Tageszeitung se dit « désolé pour les collègues de Charlie Hebdo qui ont sûrement mis beaucoup de temps, d’argent et d’énergie. L’humour pipi-caca ça fonctionne partout dans le monde, mais les Allemands préfèrent un humour plus subtil, comme les Anglo-saxons. » 

Et d’achever, dans un ultime effort de pédagogie à l’égard d’un peuple français qui a inventé le parfum, mais dont les rois avaient pour habitude de s’essuyer les régions intimes dans les rideaux de Versailles : « En gros, les catholiques aiment le cul, les protestants préfèrent les nichons. »

Seul Walther Fekl a l’air d’y croire. Interrogé par 8e étage, l’ancien universitaire s’est aussi fendu d’une tribune sur le site de l’Eiris, un groupe de chercheurs spécialisé dans la satire en image :

« Il y a sans doute aussi un peu moins de sexe et une scatologie peut-être un peu moins crade. Mais Charlie reste Charlie. Pur jus. C’est effectivement la seule recette qui a une petite chance de réussir. […] Personne n’a prévu le succès de Trump, personne n’a vu venir Fillon – et si tout le monde se trompait aussi sur Charlie ? Ce serait pour changer, une surprise heureuse. »

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