mercredi 10 octobre 2012

Boucq: « Le manifeste du mâle dominant »

Sébastien Naeco sur le site du Monde.


François Boucq est incontestablement un virtuose du dessin réaliste, autant à l'aise dans les récits fantastiques (La femme du magicien, Face de Lune...) ou d'un réalisme en cinémascope du plus bel effet (Bouncer, Le Janitor, Bouche du diable, XIII Mystery...). Il se distingue également depuis des années dans l'humour burlesque, la caricature et le délire surréaliste, ainsi des Aventures de la Mort et Lao-Tseu, de Rock Mastard et de son Tintin ventripotent et binoclard, Jérome Moucherot. Le cinquième volet parait enfin, après une absence de nouveauté pendant près de 12 ans, le temps de recharger la boite à imaginaire et de changer d'éditeur, de passer de Casterman au Lombard.

Le manifeste du mâle dominant, tel est le titre de ce nouveau recueil d'historiettes édifiantes, didactiques et graphiquement spectaculaires, et qui propose une balade sociologique sous forme de safari guidé par un professeur au costume colonial, emprunté et docte. On y retrouve les motifs qui semblent obséder Boucq depuis des décennies, la superposition des comportements animaux/humains, la dualité vie sauvage et nature/habitations humaines occidentales, l'alternance de l'innée et de l'acquis dans nos comportements les plus communs de consommateur formaté. On ne sait pas trop si ce sont les envies graphiques qui inspirent les histoires ou l'inverse, mais il faut reconnaître une constante dans la présence d'animaux africains (éléphants, hippopotames, crocodiles...) ou asiatiques (tigres surtout) dont les masses et les reliefs sont autant de défis graphiques aisément remportés par le pinceau virevoltant de Boucq, bien mis en couleurs par son neveu Alexandre.



La vie de Jérome Moucherot, représentant multi-cartes à l'enthousiasme rivé aux lèvres, est réglée comme du papier à musique, mais qui aurait produit des percussions africaines et des rythmes qu'on entend d'ordinaire dans la savane plutôt que des symphonies classiques. Le personnage est le parfait vecteur pour laisser la fantaisie de Boucq s'exprimer, trahissant parfois même des références anciennes et dépassées (les Mammouths écrasent encore les prix). La question de la modernité n'est pas centrale ceci dit, Moucherot a tout du petit bourgeois commerçant de Province comme on les devine déambuler en arrière plan des albums de Gaston. Boucq s'inscrit avec cette série dans une tradition littéraire magnifiée par San Antonio (pas étonnant qu'il illustre les couvertures des Nouvelles Aventures du détective sous la plume du fils de Frédéric Dard, Patrice), ce jeu constant avec la langue (fleurie) et les situations (vertes et mûres), cette générosité dans l'emphase, cette truculence, cette bonhomie qui manquent cruellement à nos élites politiques et à nos humoristes au ton compatissant de croque-mort cynique.



Je ne me lasse pas de parcourir ces planches superbes, d'une maîtrise stupéfiante qui parvient à laisser place à l'expression surréaliste (ou tout du moins à son impulsion initiale). La publication de cet album est assorti d'une exposition à l'Espace Dali à Montmartre où Boucq reprend les codes de grands peintres désormais classiques (Dali, Picasso, Magritte, Rembrandt...) et décline leurs oeuvres en les "Moucherotisant" comme vous pouvez le voir ci-dessus. On a connu pire hommage...

Sébastien Naeco

Le manifeste du mâle dominant, page 3


Un interview avec Jacques Viel sur son blog Un amour de BD.


Quelle est la genèse du projet ? D’où vient l’idée du personnage ?

Une idée, on sait pas d’où ça sort. Pour capter les idées, il faut adopter la stratégie du chasseur, se mettre dans une posture d’esprit particulière. Pour y arriver, j’essaye d’être “poreux”…

Quand j’ai commencé à travailler pour “À suivre”, le deal c’était de sortir une histoire par mois. 3 à 5 pages, avec des ambiances et personnages différents à chaque fois. Cette cadence a développé chez moi une certaine vigilance, une volubilité pour trouver les idées.

L’origine ? j’étais tombé sur des images de Beyrouth, des photos d’immeubles envahis par la végétation. Ce monde m’intéressait. Il m’a fallu inventer qui habitait ce décor ?

Au départ, je ne pensais pas faire une série avec Jérome Moucherot, mais le personnage était entêtant. L’avantage de revenir dans son univers, c’est de découvrir ses possibilités, sa globalité.

Dans cet univers, je peux intégrer tous les délires que je souhaite.

Moucherot a été édité de 1994 à 2001 chez Casterman. Comment s’est passé le passage au Lombard ?

À l’époque de “À suivre”, j’avais une totale liberté artistique, qui me convenait bien. Puis, à un moment, je n’ai plus eu le même contact chez Casterman. Comme je m’entendais bien avec le Lombard, ça s’est fait naturellement, en discutant avec eux sur la possibilité de rééditer la série. D’ailleurs, cette logique continue avec d’autres “one shoot” dans peu de temps.

Tu as une énorme production, mais tu as été peu de fois scénariste et dessinateur en même temps. Comment vis tu ce double statut ?

C’est plus facile avec les histoires fantaisistes, car tu es le seul détenteur de la vérité. Par contre, dans un monde réaliste, la confrontation avec un scénariste est utile.

L’humour, il vaut mieux le pratiquer seul. Je peux mettre à l’épreuve mes envolées poétiques ou humoristiques avec quelques rares personnes. Pour cela, il faut avoir le même humour… Ce n’est pas évident.

Tu as une image double. D’un coté farfelu (Rock Mastard, les albums avec Charyn, La mort et Lao Tseu dans À suivre) de l’autre plus récemment, une image “sage” (Bouncer, le Janitor).
Qui es-tu vraiment ?


(rire) Tout ce que je fais, j’en suis partie prenante. L’univers poétique de face de lune, l’univers torturé de “Bouche du Diable”. Je n’ai pas une idée unique de moi-même et je n’ai pas de limite. Avec “La femme du magicien”, j’ai appris à croire à ce que je dessine. J’aime maintenir cette diversité.

Dans les années 80, je suis parti avec un état d’esprit frondeur. J’allais faire une nouvelle bd ! Je m’étais dis que je n’allais pas dessiner toute ma vie le même personnage comme Morris avec Lucky luke.

Sur Moucherot, quelles sont les références ? J’y vois un humour anglais non-sens façon Monty Python…

On est pétri de multiples influences. Monty Python en fait parti, comme Mad, Gotlib, Franquin, ou Winsor McCay. Le but, c’est de trouver les gens qui permettent d’ouvrir ton esprit. Ceux-là m’ont ouvert l’esprit sur la fantaisie. C’est sans limite.

Le récit est centré sur Jérome Moucherot, mais le contexte, le décor a autant d’importance ?

Un héros, c’est une conscience qui se balade. Jérome Moucherot, c’est la conscience de son univers, sa consistance. Sa particularité, c’est qu’il accepte son univers. il est au premier degré. Par lui, le lecteur peut s’offrir une fantaisie identique. C’est un tremplin.

Par exemple, les lecteurs me disaient au début que je dessinais beaucoup de personnages contrefaits. Récemment, on me dit plutôt avoir reconnu mes personnages dans la rue…

Le dernier album est organisé en sketches. N’as-tu pas envie d’un scénario plus structuré, de développer une histoire ?

J’ai commencé a travailler pour un nouveau Moucherot, sur la recherche intérieure… une histoire complète, globale.

Le tome 5, c’est une explication du personnage et de son monde pour les nouveaux lecteurs. Je voulais faire un album court, mais je n’arrivais plus a m’arrêter. De 48 pages, c’est passé à 88… et encore, j’ai mis de côté certains gags…

Quelle est la place des femmes ? Dans Moucherot, c’est une vision très traditionaliste. N’es-tu pas accusé de machisme ?

Ces valeurs sont “rigolotes”. Le mâle dominant, c’est une notion où personne ne se reconnait. Aujourd’hui, l’homme se féminise, est dépendant de ses parents. C’est un pleurnichard…

C’est drôle de redorer ce blason. C’est un acte de pure philanthropie, pour valoriser les hommes qui se reconnaissent en “mâle dominant” (Rire).

L’art est présent dans Jérome Moucherot (reprise de peintures, apparition de Léonard de Vinci, exposition à l’espace Dali)…Est-ce important dans ta vie ?

F. B. Pour moi, la notion artistique fait partie de la bd. Une case doit être composée correctement. Dans la case, tous les éléments fusionnent ensemble. J’ai un point de vue artistique sur mon métier. Je m’intéresse à cette notion.

Il y a différentes notions dans l’art. L’art médiatique, qui est dicté par les galeries. L’art qui se veut original, différent à tout prix. Et puis, il reste la question : à quoi sert l’art ? C’est ce qui m’intéresse. Je pense que c’est un moyen de transformer son regard. On peut difficilement en parler. C’est un travail intime qui ne peut pas se discuter.

As-tu des artistes qui te font vibrer particulièrement ?

J’ai le même sentiment devant un Poliakov, un Vermeer, ou un Rembrandt. Leur art nous dépasse. Un homme des cavernes pourrait être touché par ceux-là.

J’apprécie dans l’art la capacité d’ennoblissement de l’être humain. Avec l’art, on échappe à la barbarie.
Je l’utilise à la fois dans la bd réaliste, et dans la bd humoristique.

Le manifeste du mâle dominant, page 4
Le manifeste du mâle dominant, page 5

À lire également: Vincent Gauthier dans Actua BD.

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