mercredi 11 avril 2012

Mœbius illustrait «Télérama» en octobre 2010



Mœbius : “J'ai très tôt été attiré par l'envers du décor”

Personnalité double, fasciné par le chamanisme, le dessinateur Jean Giraud-Mœbius, décédé ce samedi 10 mars 2012, a fait entrer la BD française dans l'âge adulte. Nous l'avions rencontré en 2010 à l'occasion d'une exposition à la Fondation Cartier (Paris). En attendant de revenir plus longuement sur sa vie et son oeuvre, nous vous proposons de relire cet entretien.
Autoportrait de l’artiste. Télérama 3168, page 18.- Mœbius Production
Article publié dans Télérama le 2 octobre 2010.

Il y a toujours en Jean Giraud un gamin de 10 ans et demi. Le même qui passait des heures à sa fenêtre à décrypter le vol des hirondelles ou à jouer dans la rue avec les fils d'ouvriers italiens de Fontenay-sous-Bois. Pape de la BD, idole du neuvième art, à 72 ans, le petit banlieusard est devenu capital, mais le temps n'a entamé ni sa gouaille, ni son enthousiasme. Créateur de Blueberry, d'Arzach et de L'Incal, pilier de Pilote, cofondateur de Métal hurlant : Jean Giraud-Mœbius est une icône de la culture populaire mondiale. L'un des très rares artistes francophones dont le nom sert de passeport un peu partout sur la planète, chez tous les professionnels de l'image, qu'ils tiennent un crayon, une caméra ou une console de jeux. De Miyazaki à George Lucas, des auteurs de comics aux mangakas japonais, des nostalgiques du western aux enfants de la science-fiction, l'Internationale moebiusienne ne compte plus ses membres. Alors qu'après un purgatoire de plus de trente ans Arzach renaît enfin de ses cendres, la Fondation Cartier consacre jusqu'en mars 2011une exposition à Jean Giraud-Mœbius, à la mesure de ce génial rêveur de formes et d'univers.

Un dessinateur de BD dans un lieu consacré à l'art contemporain, c'est assez rare.

J'ai toujours eu la prétention démesurée et insolente d'être un pont entre la BD et l'art. Les petits Mickeys, les nez cassés, les grandes oreilles appartiennent à la même tradition que les gravures rupestres ou les toiles exposées dans les musées nationaux : celle du dessin. Bien sûr, la BD est à l'origine le fruit d'une culture populaire bouillonnante, une expression brute, une soupe primitive, mais avec le temps, ses critères graphiques ont évolué et ont parfois rejoint ceux de l'art contemporain. Sur mes cinquante années de travail, si j'essaie d'être vraiment honnête, il y a beaucoup de scories et peut-être une petite dizaine de dessins qui émerge et pourra un jour être posée à côté de ceux de Picasso, Rembrandt, David et consorts, sans que l'on crie au scandale.

Portrait de l’écrivain américain Philip Roth, à l’occasion de la critique de son dernier livre, Indignation. Télérama 3168, p. 62. - Mœbius Production


Pourquoi la BD a-t-elle aussi peu de reconnaissance officielle en France ?

Parce qu'elle porte un péché originel : avoir travaillé pour les enfants. Quand je suis arrivé dans le métier à la fin des années 1950, le mot d'ordre était : « Pas de vagues. » Tout le monde était dans le collimateur de la police, au moindre faux pas, une image dérangeante, un dialogue pas clair, c'était la convocation au Quai des Orfèvres et le risque d'être suspendu, au nom de la protection de l'enfance. Très naturellement, nous faisions des histoires de faux-monnayeurs, d'inventeurs farfelus. Mais sous la surface lisse, il y avait des mouvements, des courants sous-marins, invisibles. Tout a changé la décennie suivante avec Pilote. Nous étions une phalange d'aventuriers fous, Gotlib, Mandryka, Bretécher, Druillet qui prétendions changer le regard porté sur la BD. Nous ne supportions plus qu'Hergé ou Jacobs soient considérés comme des auteurs mineurs, nous voulions démontrer que notre « sous-genre » pouvait sans se renier accompagner les lecteurs dans l'âge adulte. Jusqu'alors, quand on devenait « grand », on brûlait symboliquement deux choses : les culottes courtes et les bandes dessinées. Grâce à nous, les adultes d'aujourd'hui n'ont plus honte de faire leur coming out bédéphile.

On a du mal à croire que le dessinateur de Blueberry et celui d'Arzach puisse n'être qu'une seule et même personne. 
Dans cette aimable schizophrénie, où finit Jean Giraud et où commence Mœbius ?

Blueberry, Jean Giraud, c'est mon côté cartésien, appliqué, perfectionniste, enchaîné à la table de dessin, dévoué aux scénarios de Charlier jusqu'à sa mort, en 1989. Aujourd'hui encore, je peux passer des heures à compulser d'énormes pavés sur les rites amérindiens ou bien à fignoler des cactus au troisième plan. Au départ, Mœbius n'était qu'un pseudo lorsque je signais des petites histoires dans Hara Kiri au début des années 1960, et puis rapidement, d'une manière quasi pavlovienne, c'est devenu un signal. J'avais soudain la liberté de faire ce que je voulais, je n'étais tenu à rien. Une nouvelle identité et surtout un autre aspect de moi, tordu, courbé, mais non dissocié, à l'image du fameux ruban de Mœbius. Mais à bien y regarder, Mœbius n'est jamais loin de Giraud.

“Jean Giraud, c'est mon côté cartésien, 
appliqué, perfectionniste. 
Mœbius, c'est un solo de jazz.”

Pourtant, les lecteurs de Blueberry ne sont pas forcément ceux des albums de Mœbius ?

Ce sont des cow-boys et, par essence, ils ne comprennent pas bien les Indiens ! Au fond, le travail de Blueberry c'est de mettre des barbelés dans la prairie, d'installer le télégraphe et de faire en sorte que les trains arrivent à l'heure. Mœbius, c'est le nuage de sauterelles, c'est Geronimo qui égorge tout sur son passage : femmes, enfants, bétail et surtout les clichés et les idées reçues. Mœbius, c'est un solo de jazz, l'improvisation totale, la liberté de dessiner une case sans savoir ce qui va suivre. Giraud a besoin d'un cadre, Mœbius travaille main dans la main avec son inconscient... Evidemment, c'est moins populaire et Mœbius a longtemps été la danseuse de Giraud.

Dessin pour “La France vue du sol”, article consacré à Raymond Depardon.
Télérama 3168, p. 34.- Mœbius Production


La science-fiction est un de vos terrains de jeu favoris. Comment y avez-vous atterri ?

Grâce à mon père. Mes parents ont divorcé lorsque j'avais 3 ans, mais ils n'habitaient pas loin l'un de l'autre. A mes yeux, mon père était quelqu'un d'un peu mythique, un fils de famille en rupture avec son milieu, un type qui brassait beaucoup et parlait bien. Je passais le voir quand j'en avais envie, « à la demande ». Un jour, j'avais 14 ans, il m'a mis une revue dans les mains en me disant : « Tu vas voir, c'est nouveau, ça révolutionne la pensée, ça va te plaire. » Comme moi, il avait cet emballement pour la nouveauté et l'écume des choses plutôt que l'érudition. Effectivement, cela m'a beaucoup plu, et j'étais content d'aimer quelque chose qu'il aimait. La SF est un genre essentiellement littéraire où, malheureusement, il ne se passe plus grand-chose. Le merveilleux, la fantasy ont pris le dessus et les grands auteurs Philip José Farmer, Jack Vance, Philip K. Dick ou Asimov ont quitté la scène. Il n'y a plus guère de Dean Koontz qui m'excite encore. Le cinéma adapte, recycle, et il n'y a qu'en BD que la SF vivote encore. Mais je dois avouer qu'aujourd'hui les seules BD qui me plaisent en matière de SF, ce sont les miennes. Les autres sont trop sérieuses ou trop sarcastiques : ça dénonce, ça prévient, ça maudit et c'est très vite chiant.

Il est vrai que, même dans vos vaisseaux spatiaux les plus somptueux, il y a souvent un truc qui fait tache, un gag hénaurme, une anomalie rabelaisienne. D'où vous vient ce goût pour les coussins péteurs ?

Toute notre génération a été ensemencée par la bande dessinée américaine. Nous avons pris de plein fouet les grands classiques, Hal Foster et Alex Raymond, les géniaux dessinateurs de Tarzan, Prince Valiant ou Flash Gordon, puis peu de temps après, tout l'underground. Nous sommes tous les enfants de Robert Crumb et plus encore du magazine satyrique Mad, où sévissait le grand Bill Elder. Et ce courant de pensée, qui avait fait de l'irrévérence un art et un sport de combat, s'est toujours férocement positionné contre le monde techno et l'esprit de sérieux.

Et votre goût pour les jeux de mots vaseux et les calembours, c'est aussi à cause des Américains ?

Non, j'y ai pris goût en découvrant les Impressions d'Afrique de l'écrivain surréaliste Raymond Roussel. C'est le premier et l'un des rares à m'avoir plongé dans l'énigme de l'écriture, sans objectif autre que l'écriture elle-même. Tous les autres font semblant parce qu'ils veulent être publiés et vendus. Roussel, lui, n'avait pas besoin d'argent, c'est un des seuls à avoir écrit dans un état de non-nécessité. On est au coeur de ce que pourrait être une littérature vraiment déliée... J'aime sa façon de faire entrer les mots en collision, de provoquer des accidents de sens, de créer sciemment de l'absurde. Il n'y a rien de mieux pour révéler des réalités cachées, enfouies : j'ai souvent essayé de faire ça en dessinant, mais je m'incline devant les illustrations de Glen Baxter. En matière d'absurde, ce dessinateur anglais est un saint et un sorcier.

“Pour le cinéma, je préfère être pigiste 
de luxe. Faire un film m'angoisserait.”

Où en êtes-vous avec le cinéma ? Vous avez collaboré à de nombreux blockbusters : Tron, Alien, Willow, Blade Runner, Abyss, Le Cinquième Elément... N'avez-vous jamais eu envie de passer derrière la caméra ?

Non. C'est une carrière bis, virtuelle, qui ne se fera jamais. J'aurais bien aimé aussi être danseur ou grand musicien, mais je n'ai qu'une vie et, dans ces arts, l'engagement doit être total. J'aime le cinéma, il me procure souvent plus d'émotion que la lecture d'une BD et, en ce sens, il m'apparaît comme une expression artistique plus aboutie. D'ailleurs, il n'y a pas de Renoir, de Fritz Lang, de Kurosawa ou de John Ford en BD, mais je préfère être pigiste de luxe. Faire un film m'angoisserait : trop de gens, trop de choses à gérer, la crainte aussi de perdre le contrôle, de voir mon projet initial se diluer dans le talent des autres.

Vous avez eu longtemps recours au cannabis pour nourrir votre inspiration, pourquoi avez-vous arrêté ?

Pour ne pas tomber dans la dépendance. J'ai découvert l'herbe lors de mon premier séjour au Mexique en 1955. Ça a ouvert pas mal de cadenas en moi et cela s'est avéré une formidable béquille pour ma perception. Pour créer, tout artiste doit se mettre dans une transe légère, sortir de lui-même. Evidemment, il ne s'agit pas de sortir d'un kilomètre, quelques millimètres suffisent, mais les enjeux sont de taille. C'est ce petit déplacement qui va différencier la répétition de formes ou d'idées prédigérées d'une véritable création. Pendant longtemps, l'herbe m'a aidé à atteindre cet état, mais à la longue, tout cela devenait trop systématique, trop habituel. Alors j'ai arrêté, je me suis servi de ma frustration pour faire Inside Mœbius, une série plus autobiographique. Je me suis aperçu depuis que je pouvais atteindre ce satori artificiel sans recourir à des substances, juste par une écoute attentive du monde, un état de conscience, une forme de sagesse. Mais pas une sagesse étriquée avec morale et barbe blanche, une sagesse ouverte...

Le projet de loi Besson sur l’immigration fait débat, et inspire le dessinateur, qui se fait poète.
Télérama 3168, p. 43.- Mœbius Production


Vous avez consacré une grande partie de votre vie à chercher d'autres voies, à explorer les mondes invisibles, la magie, l'inconscient... Ce qui a beaucoup marqué et inspiré votre travail. Etait-ce le reflet des années 1970 ?

Pas seulement. J'ai été très tôt attiré par l'envers du décor, les capacités parapsychiques, le don de guérison, la voyance... Tout ce que les sociétés modernes ont mis de côté. On ne nie pas leur existence, tout le monde y a un jour été confronté, mais si on veut être crédible socialement, parler de ces choses-là est à la limite de la bienséance. Moi, je n'ai pas ces tabous. J'ai eu la chance paradoxale de grandir dans un environnement largement acculturé et mon court passage aux arts appliqués n'a pas changé grand-chose. Je n'ai aucune notion de philosophie, je n'ai pas appris à organiser ma pensée, à structurer mon monde intérieur, et quand je parle, ça part dans tous les sens. En revanche, cela m'a gardé extraordinairement vierge et sans a priori. J'ai très vite été intéressé par l'étude de la croyance. Je me suis nourri de toutes les miettes de la psychanalyse sans jamais vraiment rentrer dedans, de psychothérapies diverses, de lectures sur les traditions ésotériques, la magie. J'ai été initié au chamanisme, je me suis plongé dans la littérature du merveilleux, du rêve, de la légende. J'ai pratiqué le tai-chi, la macrobiotique, l'instinctonutrition, etc. Et puis j'ai rencontré le scénariste-sorcier Alejandro Jodorowsky avec lequel j'ai créé L'Incal et qui surtout a été le premier de mes maîtres à penser.

Vous avez poussé tout cela assez loin. Vous avez même fait partie d'Izo zen à la fin des années 1970, une secte tournée vers les mondes parallèles et les extraterrestres...

Secte n'est pas le mot le plus approprié. Entre nous, nous parlions plutôt de groupe. Et il n'était pas non plus question d'argent. C'était avant tout une recherche collective dirigée par Jean-Paul Appel-Guery, un type assez extraordinaire, un médium, un guide. Je me demandais parfois qui était prisonnier de l'autre... Lui avait l'obligation d'être intéressant, dès qu'il cessait, les gens se taillaient. Ce n'était pas des crétins, il y avait de fortes personnalités.

Vous dites être parti avant de « franchir les limites de la dignité humaine »...

Oui, car la notion de travail spirituel, de perfectionnement mène inexorablement au sentiment d'être une élite. Les grandes religions ont trouvé la parade en se mettant au service des plus humbles. La réponse, c'est saint Vincent-de-Paul, Mère Teresa, les imams et les rabbins qui se mettent en dessous des fidèles. Mais le groupe n'avait pas ce genre de garde-fou, la recherche conduisait à la mise en pratique de toutes les transgressions, de tous les tabous. Imaginez les dégâts que cela peut faire sur les esprits les moins préparés... Cela dit, c'est un leurre de penser qu'on peut aller au bout de l'exploration du psychisme humain en restant politiquement correct.

Ulysse revisité ! Télérama 3168, pages critiques cinéma.- Mœbius Production

Dans votre autobiographie, vous avez une jolie phrase : « Quand je suis arrivé en haut de la montagne magique, j'ai découvert qu'il n'y avait pas de sommet, juste un chemin qui redescend en pente douce. » Finalement, à quoi ça a servi tout cela ?

Au fond de la pente douce, je me suis retrouvé devant un nouveau maître, auquel je ne m'attendais pas : mon cancer, un lymphome, la maladie de la modernité, de l'empoisonnement par les pesticides et les ondes radio. Ce nouveau maître exige que je donne la mesure de tout ce que j'ai appris. Tout mon cheminement a pris soudain son sens, c'est lui qui me donne la force de faire, de continuer et surtout de ne pas me laisser aller à mourir, de ne pas céder à la tentation de tout résoudre d'un coup, en refermant la porte.





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